C’était en décembre 2014. Jamais le ministre saoudien de l’Energie, Ali Naïmi, l’homme le plus influent de l’Opep, ne s’était exprimé de manière aussi claire. Certes, la forte chute des cours du pétrole entamée un an plus tôt pouvait s’expliquer par l’atonie de la demande mondiale, crise économique oblige. Mais selon le tout-puissant ministre, l’effondrement du prix du baril de pétrole s’expliquait surtout par l’extraordinaire hausse des productions de pétrole non conventionnel (pétrole de schiste) aux Etats-Unis. Cette fois, la guerre des prix semblait déclarée. Plus question pour le géant saoudien d’endosser le rôle de variable d’ajustement en fermant les vannes de ses puits de pétrole, histoire de contrer la baisse des cours de l’or noir, passés en moins d’un an de 115 dollars le baril à environ 70 dollars en décembre 2014. Sans réduction des volumes de production, la chute serait donc encore plus forte. Telle est l’arme de la guerre des prix.

Mais six mois plus tard, l’Opep ne semble plus bomber le torse. L’organisation se dit prête à composer avec le pétrole de schiste américain (une première) afin de rééquilibrer le marché, alors que sa stratégie consistait jusqu’à présent à écarter ce nouveau concurrent plutôt résistant.

«Le pétrole de schiste est un phénomène qui ne va pas disparaître, et nous devons vivre ensemble et trouver un équilibre», a déclaré ce jeudi Abdallah El-Badri, secrétaire général de l’Opep, lors d’un séminaire organisé à Vienne. Le secrétaire général n’est pas le seul à souligner qu’il faudra désormais faire avec le pétrole de schiste américain.

«Nous ne pensons pas, n’imaginons pas, ou ne rêvons pas, que les producteurs de pétrole de schiste vont disparaître», a insisté Suhial Mohamed Al Mazrouei, ministre de l’Energie des Emirats arabes unis. Et d’ajouter: «Nous voulons qu’ils restent, ils constituent un très bon équilibre pour le marché et nous voulons que chacun partage la responsabilité de le rééquilibrer.»

Du jamais vu

Petit rappel des derniers épisodes à l’origine de cette guerre des prix, suivie de ce soudain volte-face. Personne n’ignore l’effet perturbateur qu’a pu avoir le pétrole de schiste produit par les compagnies pétrolières américaines aux Etats-Unis sur le niveau mondial des cours du pétrole. En moins de cinq ans, les Etats-Unis sont passés d’un niveau de production des pétroles de schistes proche de zéro à cinq millions de barils par jour. Une croissance vertigineuse.

Cette production de pétrole de schiste représente désormais la moitié de la production quotidienne du pays (9,5 millions de barils). Certes, les Etats-Unis, qui avalent chaque jour près de 20 millions de barils, ont besoin d’importer de l’or noir. Mais nettement moins qu’il y a cinq ans. Au bout du compte, cette hausse de la production de pétrole de schiste américain n’a cessé de générer un excédent mondial de pétrole.

Sur une offre mondiale quotidienne d’un peu plus de 94 millions de barils, le monde n’en consomme que «92» millions. Et ce alors que des puits ont été purement et simplement fermés, dans de nombreux pays membres de l’Opep. «Les Saoudiens ont très tôt compris que le pétrole de schiste américain était un facteur perturbant pour les cours du pétrole. A maintes reprises, ils ont tenté de trouver un accord avec les Etats-Unis pour éviter un effondrement des prix. En vain. En décembre 2014, une guerre des prix qui ne dit pas son nom est donc déclarée», rappelle Philippe Chalmin, coordinateur de Cyclope, le rapport annuel sur les matières premières.

Aujourd’hui, soit six mois plus tard, la stratégie adoptée par l’Opep semble en échec. Il ne s’est rien passé du côté des pétroles de schistes américains. Pourtant, il y a tout juste un an, nombre d’experts estimaient qu’en dessous de 60 ou 55 dollars le baril, le pétrole de schiste, qui nécessite des techniques d’extraction complexes en ayant recours notamment à la fracturation hydraulique, devenait non rentable. De quoi mettre à terre une partie des compagnies pétrolières d’outre-atlantique, lancées à coups de dizaines de milliards de dollars dans l’extraction de ces pétroles. Le résultat est quasiment nul.

«Si on veut tuer le pétrole de schiste, il faut que les cours mondiaux du pétrole descendent aux alentours de 20 dollars le baril», estime Philippe Chalmin. Un avis partagé par de nombreux experts. «En fait, tout le monde s’est planté sur cette affaire. On pensait qu’à 50 dollars le baril, les extractions de pétrole de schiste allaient être abandonnées. Le seul effet de la baisse des cours résultant d’un maintien des niveaux de production de l’Opep, c’est la baisse du rythme des mises en chantier de nouvelles prospections de pétrole de schiste aux Etats-Unis, ni plus ni moins», ajoute un expert.

La perte d’influence de l’Opep

Jeudi, Alexandre Novak, le ministre russe de l’Energie, a estimé que «l’importance des pays hors-Opep et qui n’exportent pas leur pétrole brut augmente. Si autrefois les décisions de l’Opep d’augmenter, maintenir ou diminuer ses quotas influaient directement sur l’équilibre entre l’offre et la demande et sur les cours, aujourd’hui ces décisions doivent être regardées en prenant en compte la production des pays qui n’exportent pas à l’étranger.» 

Manière de dire que l’Opep a bel et bien perdu de son influence. Enfin, la situation des finances publiques des pays membres de l’Opep n’est sans doute pas étrangère à l’annonce de cette nouvelle stratégie moins vindicative qu’il y a six mois.

Certes, un pays comme l’Arabie Saoudite, mastodonte en production de pétrole, bénéficie de coûts de revient relativement faibles (aux alentours de 10 à 15 dollars). Certes, ce pays connaît (lui aussi) un déficit budgétaire. Mais ses réserves en devises sonnantes et trébuchantes permettent de colmater les trous budgétaires.

En revanche, l’Algérie n’est pas l’Arabie Saoudite. Idem pour l’Iran, l’Irak ou encore la Libye et le Venezuela. La plupart de ces pays, aux finances publiques fortement dégradées, n’ont pas les moyens de boucher les trous des déficits publics.

Les calculs sont relativement simples. Pour voir baisser le niveau de son déficit budgétaire, l’Algérie devrait vendre son pétrole à 120 dollars le baril. Pour l’Iran, c’est 130 dollars. Ou encore 100 pour l’Irak, 70 dollars pour la Libye ou encore 110 pour la Russie. A 61 dollars (53 euros) le baril aujourd’hui, la plupart des pays de l’Opep sont loin du compte.

Le problème est d’autant plus délicat que ces pays ne peuvent se financer sur les marchés internationaux. Sauf à verser des intérêts exorbitants. Tout sauf une solution. Faire tourner la planche à billets? Séduisant a priori. Mais la plupart de ces pays savent que ce serait là une solution passagère qui très vite se traduirait par l’enclenchement d’une spirale inflationniste. C’est sans doute fort de cette réalité et d’une résilience insoupçonnée de la production de pétrole de schiste face à la baisse des cours du pétrole que Abdallah El-Badri, secrétaire général de l’Opep, fait comprendre que la guerre du schiste n’aura pas lieu.